Ariane Michel, Il y a, Christophe Kihm (mai 2007)

L'animal est un élément central autour duquel gravite le travail artistique d'Ariane Michel,
qu'il soit saisi dans un environnement naturel, des paysages ou des villes, qu'il soit relié,
associé ou confronté à d'autres présences, animales ou humaines. Ici, un chien errant dans
un paysage dévasté aux lendemains de fortes inondations (Après la pluie), là un groupe
de morses au repos, sur la berge, à peine perturbé par le passage d'un bateau au lointain
(Sur la terre), ou bien encore une chouette, posée sur un arbre aux abords de la place de
la Concorde, observant le trafic routier de Paris la nuit (Les yeux ronds) ou enfin un groupe
de chercheurs lors d'une expédition scientifique au Groënland. Cette spécificité des films
d'Ariane Michel révèle en grande partie leur singularité, puisque nature, paysage, présences
humaines ou animales sont ici coordonnés par l'animal, qui en détermine la possibilité. Cette
exigence n'engage donc pas un jeu de variations autour des animaux, entre anecdote et
incongruité, dans des récits renouvelés par des contextes et des situations nouvelles : elle
impose un plan de construction à l'artiste, qui doit chercher à traduire, avec des techniques
d'enregistrement, de montage et de diffusion, l'étrangeté de l'animal, porteur d'un monde
face à au nôtre.

 

On l'aura compris, le point de vue retenu par Ariane Michel interdit le recours à toute
ressource anthropomorphique et ne peut donc prétendre à la construction d'un quelconque
récit de la vie animale, comme à toute évaluation de l'intelligence animale. Tout l'enjeu de ce
travail, au contraire, consiste à trouver des points de raccord, des figures de passage entre
des mondes, par la médiation de l'image et du son, afin que le monde animal, devenu si
radicalement étranger au nôtre, puisse de nouveau s'articuler avec lui au gré d'une «
entente involontaire» (pour reprendre les termes de Claude Lévi‑Strauss).

 

Les films d'Ariane Michel engagent donc une expérience dont les conditions de possibilité
sont singulières. Sur un plan technique, tout d'abord, cette expérience doit beaucoup
aux films d'observation: la caméra et le micro y fonctionnent comme des pièges tendus
à l'imprévu et au hasard. Les appareils de captation y sont donc utilisés comme des
appareils de capture et la durée des enregistrements n'y est jamais fixée au préalable. On
attend toujours un miracle, qui peut‑être ne se produira jamais. Mais qu'importe, au fond,
car l'attente et l'écoulement du temps sont les conditions et peut‑être même les qualités
nécessaires de cette construction, car le piège n'est pas un appareil de capture tendu à
l'animal, il est un outil de mesure du temps qui confère au film son rythme et sa durée.

 

L'effet de cette articulation spécifique entre capture et captation est donc immédiatement
sensible sur le plan narratif. Au «il était une fois...» (la vie des animaux) de la fable
anthromorphique, se subsitue donc, dans les films d'Ariane Michel, un «il y a» (le monde
animal), qui marque à la fois une présence singulière de et à ce monde. Ce glissement
d'une formule impersonnelle vers une autre implique deux constructions distinctes du récit.
« Il était une fois...» marque le préalable d'un point de départ à tout récit, et laisse entendre
un rapport de causalité linéaire entre les différents éléments convoqués par la narration. Le
«il y a» d'Ariane Michel marque un état des choses et ne présuppose aucune hiérarchie
entre les éléments répartis dans l'espace et le temps. La perspective offerte par cet état
des choses ne supprime pas cependant toute possibilité de narration, elle en dispose les
éléments sur plan un horizontal: tout est déjà‑là, livré dans sa complétude et sa finitude, le
monde est immanent et ses possibilités d'actualisation, enregistrées par les appareils de
captation, sont entièrement ouvertes.

 

Cette différence sensible entre deux appréhensions du monde joue sur deux plans
supplémentaires. «Il était une fois» suppose l'existence d'une instance narrative qui
prend en charge la responsabilité du récit et offre une lecture du monde: il faut une voix
pour raconter l'histoire et donner un sens à la suite des événements. À l'inverse, «il y a»
fonctionne sur un mode constatif, et prend le parti de montrer un monde dont l'histoire ne se
raconte pas, de laisser entendre son bruissement et son étrangeté.

 

Mais il ne suffit pas de placer son dispositif de tournage dans un lieu donné, de mettre les
machines en marche, de lancer l'enregistrement et d'attendre l'épuisement physique ou
la panne technique pour atteindre un monde dans son immanence. Tout choix pratique,
dans cette entreprise artistique, est précédé d'une décision radicale sur le plan esthétique.
La question première, et la plus difficile à résoudre, étant alors la suivante: comment
s'inscrire dans cet «il y a», comment intervenir au sein de ce monde sans en perturber
ou en modifier fondamentalement les lois? À cette interrogation, Ariane Michel répond
de manière très directe, et selon les nécessités de ses films évoque différentes solutions.
Au Groënland, filmant ces morses qui dorment sur la banquise (Sur la terre), elle dit avoir
essayé de devenir une pierre, l'attente n'était ici payée en retour que par la disparition
ou l'effacement. Pour Les Hommes, film réalisé à l'occasion de cette même expédition
scientifique au Groënland, elle met à profit son statut de clandestin sur le bateau comme à
terre: ni scientifique, ni animale, ni végétale, elle dispose d'un rapport d'étrangeté total aux
mondes en présence: cette étrangeté constituera l'essence même de son travail artistique...
Mais il faut encore que ces positions de principe trouvent des traducteurs: Ariane Michel
filmera à hauteur d'animal, ne prononcera jamais le moindre mot, ne laissera jamais entendre
sa présence... Conditions nécessaires pour qu'une écoute soit possible et que la caméra se
focalise sur le jeu des présences, leur proximité, leur éloignement, l'échange de regards et la
tension qui émane nécessairement de leurs rencontres.

La volonté de toucher l'«il y a» s'accorde donc des formes de neutralité, même si elle ne
peut prétendre au neutre. Le travail d'Ariane Michel ne tend, en aucun cas, à l'adoption
d'un dispositif de captation continue, telle que la vidéo surveillance en permettrait par
exemple les possibilités techniques. Car ses films, si ils n'épousent pas les structures
d'une narration classique, ont besoin d'une construction narrative. Et si les opérations de
captation du monde sont toutes porteuses de potentialités en ce sens, c'est parce que
Ariane Michel les mobilise en association avec un élément dramatique récurrent, leur offrant
un cadre où elles gagnent en intensité: dans le monde animal tel qu'il est, l'artiste cherche
à produire ou à suivre une intrusion – qui fonctionne, au fond, en relais à sa position de
filmeur‑enregistreur. Cette intrusion est sujette à variations: tantôt une chouette arrive dans
une ville, et c'est alors la présence animale qui vient troubler l'organisation humaine; tantôt
c'est une expédition qui vient accoster aux rives d'un continent sauvage et déserté par
l'homme... mais toujours, à l'intermédiaire des deux mondes, l'artiste, jeune femme saisie
dans un devenir animal, qui tente de produire, munie de ses appareils de capture et de
captation, une zone de contact. Elle cadre l'image, oriente le micro. Elle montera, ensuite,
ces images et ces sons, accomplira d'autres opérations de sélection, encore. Ces découpes
et ces agencements, ces prises de formes, réalisent le passage d'un mode essentiellement
constatif (il y a) à un mode nécessairement performatif (le récit d'un il y a): elles construisent
une réalité intermédiaire, celle d'un film comme tentative de raccord entre des mondes.

Dans le projet qu'elle a réalisé pour Bâle1, Ariane Michel déplace une nouvelle fois le cadre de son expérience.
Il y aura bien un film, et ce film, encore, se situera à l'intersection de deux mondes, pour tenter de nouveaux raccords entre l'animal et l'humain.
Mais il y aura aussi une performance, qui d'une certaine manière redoublera le film et viendra créer un trouble supplémentaire, proposant au spectateur de devenir acteur. Jeux de regards et co‑présences, tensions démultipliées... plus que jamais, cette assertion de Maurice Merleau‑Ponty y résonnera pleinement: «Un champ d'espace‑temps a été ouvert: il y a là une bête ».

 

1 — Ariane Michel, The screening, Art Statements project, Jousse Entreprise, Art Basel 38, Bâle, Suisse