Ariane Michel, en symbiose avec la foret, Emmanuelle Lequeux, Le Monde (juillet 2020)

Le Monde daté du 26-27 Juillet 2020


série : Auprès de mon arbre (6/6).


La plasticienne explore dans ses vidéos l’expérience du contact de l’humain avec le végétal.
Elle arpentait un jour la toundra de Sibérie, « cette terre rase, qui gèle jusqu’à – 40 °C, où pas un arbre ne pousse », quand un naturaliste avec qui elle collaborait lui a désigné un drôle de phénomène, une sorte de miracle : « C’était un saule, mais complètement rampant : il se confondait presque avec la terre. Mais bel et bien un arbre, qui subsistait malgré tout sur une terre où il n’y en a pas. Il m’a fait une très forte impression, et m’a rappelé combien les arbres étaient essentiels. »
Ariane Michel n’avait pas besoin de cette rencontre pour le pressentir : rares sont les artistes aussi sensibles qu’elle à tous les règnes de la nature. Le frémissement animal, l’émoi d’une pierre, la résistance du végétal… Ces thèmes s’entrecroisent dans chacune des vidéos que la plasticienne tourne partout sur la planète, de l’Arctique à la Mongolie. Sur cette mappemonde du sensible, qu’elle explore dans un désir d’approcher d’autres « centres du monde », l’arbre joue un rôle particulier. « J’aime, comme beaucoup, vivre avec les arbres, dans une vraie expérience de voisinage, cela ouvre toutes sortes de champs de perception ».
Elle en a vécu l’expérience tout récemment encore, quand elle a grimpé au poirier de son potager du fin fond du Finistère. « J’étais perchée assez haut, pour récolter les poires, seule avec lui, pendant deux heures. Qu’un arbre te nourrisse, c’est déjà un cadeau, très puissant. Et au bout d’un moment, j’ai vraiment senti l’arbre vibrer sous mes doigts. Peut-être est-ce le vent, peut-être moi qui suis “entrée” dans un truc avec la bête ? »
« Enchevêtrement de chaque niveau de l’existence »

Qu’importe la réponse, l’essentiel est dans ce sentiment de symbiose, ce « devenir commun » qu’Ariane Michel prêche au quotidien et explore de film en film. A ses yeux, une forêt, c’est bien au-delà d’un lieu de balade : un modèle de symbiose des êtres, dont idéalement les humains pourraient s’inspirer. « J’ai été très marquée par la lecture de L’Herbe du diable et la petite fumée, de Carlos Castaneda [Poche, 2012]. Il parle de son expérience avec les plantes qu’il fume, mais surtout de cet être total que composent les plantes de chaque région. On a beaucoup plaqué notre vision individualiste sur l’arbre, en ayant un regard anthropocentré sur ces êtres soi-disant isolés ; mais l’arbre fait partie d’un tout vivant, c’est un enchevêtrement de chaque niveau de l’existence, depuis la moindre particule. »
En être conscient, c’est forcément « modifier notre point de vue sur notre façon d’être vivant ». Nul hasard si c’est Castaneda, l’anthropologue chamane des sixties, qu’elle cite : nourri des théories éco-féministes, son travail à elle aussi pourrait, dans une certaine mesure, s’apparenter à celui du chamane. Avec l’art en guise de philtre magique destiné à faire se rencontrer l’homme et la nature. L’une de ses premières conversations, en tant qu’artiste, avec le monde de la forêt, a donné naissance à son projet The Screening, qui a eu plusieurs vies. Tout a commencé en 2007, à Bâle, où elle invite le public à une projection nocturne dans une forêt de hêtres. Après plusieurs minutes de traversée des bois, lampe torche en main, les spectateurs découvraient un film tourné sur les lieux mêmes : « Une fiction animalière, au milieu des bêtes sauvages dérangées dans la nuit par l’arrivée d’êtres humains qui justement s’installent pour regarder un film. » La mise en abyme était vertigineuse.
« Ramifications partagées avec les lieux »
Mais alors que l’artiste avait tout prédit dans son story-board initial, de l’irruption du renard à l’envol du hibou, une chose l’a frappée : « J’avais écrit un film qui se passait entre les gens et les animaux, mais, au moment du tournage, je n’ai vu que les arbres. J’ai découvert les hêtres, leur écorce si fine, leurs feuilles qui sont les seules à s’agiter dans la forêt sur leur petite branche. Et quand j’ai monté le film plus encore, les arbres ont révélé leur puissance. » Même s’ils résistent à la saisie de la caméra, réticents « à entrer dans le cadre. Alors que quand je pose ma caméra au milieu de l’herbe, comme je l’ai fait pour mon film Les Hommes, chaque brin devient tout de suite un personnage. »


« J’ai découvert les hêtres, leur écorce si fine, leurs feuilles qui sont les seules à s’agiter dans la forêt sur leur petite branche »


A partir de The Screening, « l’expérience du monde végétal s’est avérée prépondérante ». Ce dernier lui a-t-il fait un clin d’œil quand elle a réitéré le projet au cœur de la Meuse, dans le cadre du Vent des forêts, en 2009 ? « Au moment où une rafale de vent fait frissonner les feuilles dans le film, une même rafale s’est engouffrée dans les frondaisons autour des spectateurs. C’était magique, comme si tous les arbres s’étaient réunis pour bruisser autour de nous. »


Voilà longtemps qu’Ariane Michel est troublée par la déconnexion de l’homme avec son environnement. « J’ai toujours vécu avec la sensation violente que nous, êtres humains et urbains d’Europe, vivions dans une définition inadéquate de nous-mêmes, a-t-elle confié au magazine Stream. Que, malgré tout le pouvoir que notre particularité d’êtres rationnels semble nous offrir, nous nous trouvions paradoxalement infirmes. Abstraits du reste du vivant, des racines nous manquaient. Non pas des lieux d’origine, mais des systèmes capillaires, des enchevêtrements et des continuités, des ramifications partagées avec les lieux, les choses et les êtres. Des membres fantômes qui s’agitaient dans le noir, et que je me suis en quelque sorte proposée de faire repousser. »


Une « symphonie préhistorique »


En découle tout naturellement un désir toujours plus intense de faire œuvre chorale, en s’entourant de toutes sortes de talents, du scientifique au compositeur. « Faire des projets à plusieurs, c’est se sentir vivant ensemble, habiter ensemble le moment, comme si on était des arbres, un vol d’étourneaux, un corail. Moi, artiste, cela m’intéresse d’être le symptôme de cette société de partage. »


Pour preuve, l’un de ses derniers projets, La Forêt des gestes. « L’idée est née lors d’un voyage dans la jungle amazonienne, où je me suis retrouvée dans la nuit, cernée de tous ces sons, véritablement dans le ventre de ma mère. De Mother Earth, la Terre Mère. » Difficile de rivaliser avec une sensation aussi forte, aucun projet n’est donc né de l’Amazonie, pour l’instant. Mais, à la suite de l’expérience, Ariane Michel a contacté des amis musiciens, à qui elle a demandé de se remémorer un souvenir de forêt. « Puis chacun a cherché un objet qui pouvait faire vibrer ce souvenir par le son et le geste. » Cela pouvait être de la paille de fer, du papier de soie, un entonnoir. Ensemble, ils ont orchestré ces instruments bizarres lors d’une performance cérémonielle à la Fondation Cartier, à Paris.
Une « symphonie préhistorique, qui pourrait nous faire entendre les bruits du Paris d’il y a quarante millions d’années, du temps où une jungle tropicale couvrait cette terre, et remonter aux origines du vivant ». Ce rapport au temps si singulier qu’instaure le végétal la passionne, et l’expérience du confinement l’incite à aller plus loin encore, depuis qu’elle a pu voir depuis sa maison de Bretagne « la terre reprendre souffle, la sève monter comme une expiration, et opérer la magie du vivant ».


Emmanuelle Lequeux