Paleovoyages, Article de Mickael Pierson, il etait une fois LE CINEMA (mai 2010)

 

Trop souvent réduit à un regard sur l´animal, le travail d´Ariane Michel met en avant des procédés d´approche et d´observation qui font de l´oeuvre, vidéographique mais pas uniquement, un véhicule, un moyen d´accès à un passé lointain et souterrain, une ouverture sur l´ancestral.

 

Une biche, deux morses, beaucoup de moustiques, des chevaux, quelques escargots aquatiques… Depuis plusieurs années, la plasticienne Ariane Michel nous confronte. A quoi ? A l’autre ? Pas réellement. A l’animal en partie, mais surtout à une persistance faible mais tenace du temps archaïque dans le contemporain. Si ses vidéos ne semblent pas immédiatement narratives, c’est l’exposition en elle-même qui devient un récit développé dans l’espace. Le déplacement du visiteur s’apparente ainsi à une remontée dans le temps et l’exposition à une ligne temporelle. Chaque œuvre est une séquence particulière d’une durée plus vaste et notre déambulation un saut d’une époque à une autre. Dans l’obscurité de l’Espace croisé à Roubaix, l’exposition "La Ligne du dessus" s’ouvre sur la vidéo Le Faisceau (2010). Dans la nuit noire, le faisceau lumineux d’une lampe torche découvre la campagne environnante et fait subrepticement apparaître une biche. Les bords de l’image nocturne se fondent dans le mur noir sur lequel elle est projetée et on ne voit que le faisceau de lumière, reflet à l’écran du faisceau de la projection. Il y a une confusion entre cette lumière flottante et l’objectif d’une caméra portée à l’épaule. Face à cette caméra subjective, le visiteur se trouve donc transporté dans l’espace de la vidéo, dans la position du marcheur nocturne à la recherche de l’animal.
 
Cette posture particulière du spectateur s’observe dans chacune des œuvres de l’artiste et en fait une sorte d’explorateur, une figure qui n’est pas étrangère à Ariane Michel et qui apparaît brièvement dans Sur la terre et Les Hommes, tournées toutes deux lors d’une expédition scientifique au Groënland. Long métrage de cinéma, Les Hommes a reçu le Grand Prix de la compétition française du FID de Marseille en 2006 et a bénéficié d’une sortie en salle en 2008. Sur la terre (2005) cadre un couple de morses sur une plage dans une composition classique étagée en tiers très présente chez l’artiste : le premier plan vient repousser l’objet filmé au sein du paysage ; les morses se confondent ainsi avec le sable et n’apparaissent que comme de vagues pierres à peine mobiles. Chez Ariane Michel, le fond s’incruste dans la figure et non l’inverse, l’écran devient un réceptacle à textures. Cailloux, morses, sable, eau viennent envahir en gros plan l’image qui devient un épiderme, une zone de contact. A l’arrière paraît la présence humaine, le bateau tel une capsule temporelle. Les explorateurs arrivent. On les voit plus distinctement dans la séquence de six minutes extraite de Les Hommes pour l’Espace croisé. La silhouette humaine s’impose dans cet espace archaïque dominé par l’organique. Même l’animal s’apparente à la pierre dans sa massivité et son statisme. Si on pouvait évoquer des résurgences picturales dans la composition pour la vidéo précédente, c’est ici, et plus généralement dans le travail de l’artiste, une présence sculpturale de l’image qui est à l’œuvre. Immobilité et lourdeur des formes taillées dans l’image, Les Hommes met en scène la rencontre improbable de deux temporalités : celle d’une terre désertique, résurgence de l’ancestral où vivent encore quelques préhistoriques bœufs musqués, et les scientifiques contemporains qui remontent le temps. Dans la position de l’explorateur, le visiteur s’enfonce dans les couches sédimentaires de plus en plus lointaines et assiste au spectacle de la disparition. Les espèces se fondent dans le décor, s’immobilisent et s’effacent dans la pierre. Elles se fossilisent dans les lens flares qu’affectionne l’artiste. Ces reflets lumineux qui apparaissent du fait de l’éclat du soleil dans l’objectif de la caméra sont chez Ariane Michel une mise en scène de la cristallisation de l’animal, de son devenir sédiment et d’un enfoncement stratigraphique.


Dernière couche sédimentaire : La Ligne du dessus (2010), installation de quatre écrans autour des chevaux de Przewalski, espèce la plus ancienne d’équidés, la même espèce peinte dans les grottes. Tout au fond de l’espace d’exposition très sombre, l’installation mime alors la paroi rocailleuse d’une caverne et les chevaux apparaissent, immobiles dans les plaines mongoles, tels une sculpture ou déjà taxidermisés. Puis s’engage une sorte de transhumance finale vers le fond de l’écran. On sent dans ce paysage désertique le même souffle épique que dans le western : de vastes étendues balayées par le vent où vient s’inscrire une part de mythe. Dans une vidéo qui passe du jour à la nuit, la disposition des quatre écrans s’apparente à un cadran solaire montrant une fuite du temps, les animaux passant d’un écran à l’autre, de gauche à droite, puis s’évanouissent dans la nuit. Les derniers plans montrent les Przewalski marchant dans une rivière. Leurs pas ne marquent donc plus la terre, leurs traces s’effacent. Chacun des écrans va alors s’éteindre, laissant une dernière image sur la droite : la ligne du dessus (terme qui désigne la silhouette du cheval des oreilles à la queue) se découpant dans la lumière blonde de la lune et disparaissant dans un fondu au noir. Nos chevaux ne sont pas encore morts, mais ce sont de futurs disparus en cours de minéralisation. C’est sur ce même écran de droite que sont apparus d’incroyables lens flares décomposant la lumière en spectacle coloré comme si l’image consumait l’écran de l’intérieur. D’étranges formes s’impriment à la surface de l’écran comme une mise en images du phénomène de fossilisation, La Ligne du dessus, achevant notre voyage temporel devant le spectacle d’une disparition naissante.

Un procédé similaire est à l’œuvre à la Fondation Ricard à Paris. Un aquarium rempli, non pas de jolis poissons, mais d’escargots aquatiques accueille le visiteur (Les Lutétiens, 2010) : aquarium-écran ou mieux aquarium-télé bombardé d’électrons-escargots qui forment un spectacle préhistorique. Spectacle d’un quasi néant dépourvu d’une quelconque narration, si ce n’est celle d’un être-là, d’un être-toujours-là dans une sorte de prolifération tranquille, un "Paléorama" comme le titre si bien l’exposition, contraction bienvenue de paléolithique ("ancienne pierre") et panorama ("tout spectacle") en un "ancien spectacle", moins spectacle ancien que spectacle sur l’ancien.
 
Si l’exposition de Roubaix semblait un voyage quasi immobile du visiteur vers l’ancestral, il s’agit plutôt ici d’un spectacle de traces antiques, de leur persistance jusqu’à nous, comme le montrent Les Ancêtres (2010), photographies, véritables portraits d’ossements préhistoriques. Mais contrairement à l’exposition de l’Espace croisé, l’existence n’a plus rien de naturel. Après, les escargots domestiqués en aquarama, on pénètre une structure de chantier en bois qui forme un espace de projection branlant et temporaire. A l’intérieur d’une cave glacée apparaît un homme. On ne distingue que ses pieds aux bottes fourrées. Point antique du tout, il s’agit en fait d’un scientifique qui vient mettre au jour, patiemment, un mammouth gelé, conservé intact par le pergélisol depuis 19 000 ans. L’espace de projection de La Cave (2009) mime alors l’espace de tournage. C’est véritablement dans la cave qu’on s’enfonce, à la fois dans l’œuvre via un espace immersif et dans ce tombeau glacé de la bête. Lentement, l’homme révèle un bien précieux, plus précieux que les richesses minières que nous faisaient miroiter l’éclat des cristaux de glace : notre passé.


Présentée dans ce contexte, La Ligne du dessus prend une dimension nouvelle. Espèce disparue des plaines mongoles, les chevaux de Przewalski y ont été réintroduits avec succès. C’est ici moins comme une peinture rupestre que la vidéo apparaît (due en partie à la présentation dans un espace plus lumineux et plus ouvert à la Fondation Ricard) qu’à la réappropriation d’un espace originel par une espèce. D’abord très statiques dans l’environnement, les chevaux vont peu à peu recouvrir le mouvement. L’analogie avec le western n’en reste pas moins pertinente. Reflet de la colonisation d’un territoire par un peuple, la référence au genre sonne alors comme une renaissance, une résistance fragile mais tenace. Une persistance du paléo dans le rama.
 
Last but not least, Ariane Michel présente l’installation Le Camp (2009) conjointement à l’Espace croisé et dans le nouvel espace de sa galerie parisienne Jousse Entreprise, vision infernale déployée sur trois écrans des plaines du nord envahies de moustiques. Derrière des tentes en voilage transparent, des hommes s’affairent. La voile des tentes semblent une peau qui s’interpose entre ces hommes et nous, une peau flottant au vent, ondulant comme une mer, mais recouverte de bestioles. L’artiste éloigne donc toujours la figure humaine avec le recours au premier plan repoussoir, qui refoule l’intérieur de l’image. Elle joue à nouveau sur l’inclusion du visiteur dans l’œuvre par la répulsion qu’inspirent les images et la surprésence sonore grouillante des moustiques. Chez Jousse entreprise, Ariane Michel crée un simili campement dans l’espace d’exposition à base de chaises de camping et de glacières. Ce poncif gentiment décoratif de l’art contemporain ajoute pourtant au malaise ressenti face à l’œuvre. Et l’envie nous prend de nous saisir d’une moustiquaire accrochée dans l’espace pour nous protéger de l’effet que produit l’installation. Les trois écrans viennent redoubler ces images saumâtres souvent comme s’il ne s’agissait que d’une seule déployée à travers l’espace, tel un panorama. Cette idée se réalise lorsque les trois écrans se retrouvent liés ensemble par une ligne d’horizon continue, moment choisi par l’artiste pour la mise en boucle de son installation. Le Camp s’ouvre et se termine par les mêmes images, enfermé dans une éternité cyclique. Délibérément plus violente que ses autres œuvres, Le Camp s’incarne aussi plus pleinement dans le contemporain (les tentes, les vêtements…) à la manière de Les Yeux ronds (2006) qui concluait l’exposition à l’Espace croisé, tout en étant paradoxalement dissimulé à l’entrée de l’espace. Place de la Concorde, Paris, une chouette sur un arbre. A l’arrière plan, les lumières imprécises de la ville la nuit semblent la fasciner jusqu’à ce que l’animal tourne le regard vers nous, un regard caméra, un dernier contact.

 

Sans cérémonie, sans effet brutal, les œuvres d’Ariane Michel arrangent à leur manière une sorte de contact et un transport : transport dans l’ancestral et contact permis par une longue et patiente attente. Il faut laisser le paysage se fondre en nous, devenir paysage comme ces morses devenant pierre et sable. Adoptant le temps des pierres, certains brefs moments des vidéos d’Ariane Michel nous font partager une présence et nous placent autant dans une position de regardeur que d’objet regardé, étudié. Fossilisé.